Dans un de mes tout premiers billets intitulé "L'amour existe-t-il d'emblée ou se construit-il ?" j’ai abordé assez succinctement la question de la passion en y traitant essentiellement qu’un seul de ses aspects. Il y a évidemment beaucoup à dire sur le sujet.

Je me propose aujourd’hui d’essayer d’en faire la synthèse à partir de l'analyse étymologique et des diverses définitions du terme et je tacherai en même temps de répondre à plusieurs questions telles que : La passion nous permet-elle de s’épanouir en amour ? Autrement dit, qu’implique-t-elle, où nous mène-t-elle, doit-on la rechercher, la cultiver ou au contraire ne devrait-on pas s’en méfier, la fuir au risque de passer à coté de l’amour vrai ?



I - DÉFINITION DE LA PASSION

1 - Étymologie

Comme d’habitude, j’aime à débuter mes billets par une ou plusieurs définitions afin que nous soyons bien d’accord sur le sens à accorder aux mots.

En ce qui concerne le mot passion, il est fort intéressant de constater que, ne serait-ce que de par son étymologie même, à défaut de réponses à nos questions de départ, il nous donne tout du moins des pistes sérieuses.

Le mot Passion apparaît vers 980 (Hugues Capet) et vient du mot latin “passio” (souffrance, épreuve), nous connaissons tous l’épisode de la passion du Christ relaté dans le nouveau testament et qui détaille toutes les souffrances et les supplices qui ont conduit le Nazaréen à la mort.

Donc ce premier point, sans donner de définition, associe étymologiquement passion avec souffrance

En creusant un peu plus, on apprend que “Passio” est lui-même formé sur “passum”, supin (forme nominale) du verbe “patior “qui signifie aussi : souffrir, éprouver, endurer, être victime de, tout en mettant l’accent sur une notion supplémentaire : La passivité, autrement dit un état subi, état qui ne naît pas de la volonté du protagoniste en opposition avec les situations où il est lui-même responsable, décisionnaire, cause de son état.

D’ailleurs le mot “Passif”, tous comme le mot “Patient” ou le verbe “Pâtir” sont issus du latin “Patior”. Idem pour “Compassion” qui veut littéralement dire “souffrir avec” c’est à dire avoir pitié de.

Deux acceptions se dégagent déjà de cette étude étymologique :
- Souffrance
- Passivité de la victime, absence de volonté

Si nous allons creuser du coté du Grec, le synonyme de Passio est Pathos. Ce pathos que nous retrouvons à son tour en Français dans les mots ayant trait :
- aux émotions : sympathique, antipathique, apathique, emphatique
- à la maladie : pathologie, idiopathie, psychopathe

Ce Pathos - Passion chez les Grecs - introduit donc en plus des notions de souffrance et de victime passive, la notion d’émotion et de maladie.

A ce stade, nous n’avons pas encore établi de définition mais rien qu’en reprenant les termes issus de l’étude étymologique nous savons que passion englobe “nativement” l’idée de souffrance passive et maladive.

Cette bonne piste pour nous mettre sur la voie d’une véritable définition.

2 - Définitions

Je passerai sur la demi douzaine de sens désormais désuets de ce mot pour ne m’intéresser qu’aux sens usités de nos jours.

Il y a le sens en usage que nous ne traiterons pas ici, qui s’applique généralement à une activité plus qu’à une personne, celui de “vif intérêt”, “goût prononcé”, “penchant important” , “inclination exclusive” pour un domaine, un métier, une activité, un violon d’Ingres. Le passionné d’histoire de l’art, le passionné de sport, de musique, de mode, etc...
Rien à voir donc avec notre sujet.

Autre sens que nous n’aborderons pas, celui de “vif sentiment” pour une question, un courant de pensée, une idée. “La question du mariage homosexuel à déchaîné les passions dans l’opinion publique”, “le débat politique entre les deux candidats fut passionné”, etc...

Et enfin, ce à quoi nous nous intéressons dans ce billet, la passion amoureuse.
Celle-ci étant souvent confondue avec l’amour lui-même il est bon d’en donner une définition claire.

Sur ce sens précis de passion, on trouvera sur la plupart des dictionnaires des définitions plutôt laconiques (euphémisme) et assez imprécises du genre :
"Amour considéré comme une inclination irrésistible et violente" (Larousse)
"Vif désir de continuellement vouloir posséder quelqu'un" (Littré)
"Émotion intense caractérisée par un enthousiasme ou un désir." (Wikipédia)
"Sentiment d'amour, d'émotion ardent, parfois plus fort que le raisonnement" (Reverso).

Si nous nous tournons vers la psychologie moderne, la passion est généralement définie comme "une tendance d'une certaine durée, accompagnée d'états affectifs et intellectuels, d'images en particulier, et assez puissante pour dominer la vie de l'esprit (cette puissance pouvant se manifester soit par l'intensité de ses effets, soit par la stabilité et la permanence de son action" (André LALANDE, Vocabulaire critique et technique de la philosophie, PUF, 1956)

Cette dernière définition nous donne plusieurs pistes :

- Caractère intense et/ou obsessionnel de cet état.
- Domination sur l’esprit (absence de volonté)
- État affectif. Dans le cas qui nous intéresse, sentiment amoureux (je ne parle pas d’amour)

Ce seront les thèmes successivement abordés puis développés dans les 3 chapitres à suivre.



II - PASSION ET ADDICTION


En y réfléchissant bien on peut établir un parallèle entre passion et addiction.

1 - Modification de la perception

En effet, lorsqu’on se trouve sous l’emprise d’une passion amoureuse, on vit toutes les émotions bien plus intensément que lorsqu’on est dans un état normal. C’est justement ce qui donne tout son attrait à cet état. L’amour se vit avec un “A” majuscule. Les sensations affectives sont exacerbées, cependant, elles ne le sont pas parce que la réalité de l’histoire est elle-même plus intense, mais simplement parce notre perception est altérée.

J’explique cette différence de taille par une petite illustration. Lorsqu’on se retrouve sur une montagne russe, assis dans un wagonnet lancé à toute allure, les sensations ressenties sont très fortes parce que la réalité de la situation est elle-même exceptionnelle, nous dévalons des pentes vertigineuses et nous retrouvons même parfois la tête à l’envers. En revanche lorsqu’on prend le métro on ne ressent pas du tout la même chose (et pour cause). Par contre, sous l’emprise de certaines drogues ou de l’alcool, une situation de transport aussi banale que le métro peut être ressentie comme étant très “fun”. Ça n’est pas la situation réelle qui change mais uniquement notre perception déformée par l'action sur notre cerveau des molécules contenues dans les substances que nous avons ingérées.

La passion procède du même mécanisme. Tout ce qu’on vit avec l’autre est ressenti de façon bien plus intense que lors d’une relation classique, dénuée de passion. Ce qu’on ressent n’est qu’un leurre du à notre état modifié et non une réalité vécue. La relation n’est pas mieux, l’autre n’est pas plus parfait, l’amour n’est pas plus fort, c’est juste la sensation qui l’est.

Cela me fait penser aussi à des soirées où je me suis particulièrement ennuyé (je ne bois pas) parce qu’elles étaient objectivement ennuyeuses, mais où certaines de mes connaissances (qui boivent) m’ont rapportées s’être “éclatées” tout en admettant que sans alcool elles se seraient sans doute ennuyées. La soirée était-elle pour autant “éclatante” ? Non, c’est tout au plus la perception de cette soirée sous l’effet de l’alcool qui l’était. Ne trouvez-vous pas cela triste ? Personnellement je préfère aller dans des soirées où l’on s’amuse sans avoir besoin de se saouler tout comme je privilégie les histoires qui se vivent bien sans avoir besoin du mirage de la passion.

Le plaisir qu’on prend dans la drogue ou dans l’alcool n’est qu’un plaisir illusoire, non basé sur la réalité, c’est un mirage, tout comme le plaisir qu'on prend à la passion. Doit-on aimer quelqu’un parce que notre perception est tronquée ou au contraire parce qu’en pleine conscience, on aime cette personne et notre relation avec elle telles qu’elles sont réellement ? Doit-on chercher le mirage de l'amour ou l'amour lui-même ?

2 - Modification de l’état de conscience

De même, mais j’y reviendrai plus en détails dans le chapitre suivant, quand on est sous l’emprise d’une drogue ou de l’alcool, ça n’est pas uniquement notre perception qui est altérée mais aussi notre état de conscience. Et la conscience est, par essence, notre volonté, autrement dit, notre libre arbitre. Comment juger objectivement des choses lorsque nous ne les percevons pas telles qu’elles sont ? C’est tout bonnement impossible (demandez à un daltonien de discerner les rouges ou les verts, vous verrez). Comment alors juger de l’autre et de la viabilité de notre relation à l’autre si nous n’avons pas une claire conscience de ce qu’il est réellement ? c’est tout aussi impossible.

Lorsqu’on est sous le coup de la passion nous sommes incapables de juger de ce qui est bon ou pas et même si dans des moments de lucidité nous nous disons que l’histoire ne mène à rien, nous avons vite fait de continuer à foncer dans le mur parce que la conscience est bien trop faible et la raison ne parle plus.

3 - Conséquences

a) Dépression
Mais après tout, me direz-vous, pourquoi ne pas privilégier l'illusion si celle-ci est plus agréable que la réalité ? C'est le choix de certains protagonistes du film Matrix, excellent film qui ne traite que de cela, faire le choix de vivre libre dans une réalité cruelle, ou esclave dans un monde mirage créé de toutes pièces par des machines qui les exploitent. Mais je m'égare un peu.

Donc oui, ça ne serait pas un problème de faire le choix de l'illusion si elle pouvait demeurer à jamais et si elle n'avait aucun impact négatif sur nous, seulement c'est impossible.

D'une part, vivre une passion a un coût. En effet, l’intensité a un prix et on ne peut brûler intensément éternellement. Une passion finit par user celui qui la vit. Comme je l'écrivais plus haut, s’il n’y avait pas d’effets secondaires très très nocifs, nous pourrions en effet considérer la possibilité de nous réfugier dans l’illusion d’un amour-mirage mais à l'instar des junkies qui se réfugient dans celle procurée par l’héroïne ou la coke au risque d’une overdose mortelle, la passion peut, elle aussi, mener à notre perte. Nous ne possédons pas des ressources illimitées pour nous permettre de vivre les émotions avec une telle force ad vitam eternam. Nous courrons le risque d'altérer notre équilibre psychique.

D'autre part, et par voie de conséquence, la réalité nous rattrape toujours et, tôt ou tard (plutôt tôt que tard en général), retour il y aura fatalement. Et là, tout comme avec la drogue, c’est la grande descente (cinéphile que je suis, je ne peux m'empêcher de citer la dernière phrase du film de Kassowitz, La Haine, "L'important c'est pas la chute, c'est l'atterrissage"). Car aussi haut qu’on puisse monter, aussi bas nous tomberons, le réveil est difficile, la claque est rude. Rares sont les couples qui s’en relèvent. Comparée à la passion, la vie “normale”, les sentiments “normaux” paraissent d’une telle platitude qu’en général, quand la passion s'éteint, tout intérêt pour l'autre disparaît.

b) Addiction
Avec la passion, le problème c’est donc que tout ce qui est habituellement “banal” semble dès lors tellement mieux, plus vif, plus intéressant, plus drôle, plus “fun” que lorsqu’on revient à la réalité, il est normal qu'on trouve tout d’un ennui mortel. La tentation de vouloir à nouveau se retrouver dans cet état de perception altérée est grande. C'est comme cela qu'on tombe dans l'alcoolisme sans s'en rendre compte.

On sait bien que pour se remettre des moments de dépression incroyables faisant suite à l'euphorie et à leur incapacité à encaisser une réalité bien fade, les drogués ressentent un impérieux besoin de se shooter à nouveau. Spirale infernale de l’addiction.

Mais comme les drogués qui sont parfaitement conscients de se détruire en consommant leur poison, les amoureux passionnés ne peuvent se résoudre à arrêter même quand ils voient bien que cela ne mène à rien. C’est bien le propre de l’addiction, même si on veut s’arrêter parce qu’on sent bien au bout du compte que cela finira par nous faire plus de mal que de bien, on ne peut y parvenir qu’au prix de très très gros efforts.

c) Désensibilisation à la réalité
Une autre conséquence réside dans le risque d’être par la suite incapable de trouver le moindre intérêt dans une histoire sans passion. A vivre les choses trop intensément on finit par empêcher nos sens de ressentir quoi que ce soit. Là encore j’utiliserai une image pour illustrer ma pensée. Si on écoute de la musique trop fort dans un casque, certes on en a “plein les oreilles” mais lorsque quelqu’un vient à parler normalement, on l’entend moins bien, lorsqu’on regarde la lumière droit dans les yeux, notre vue prend un certain temps pour se ré-acclimater à l’obscurité et pendant un moment nous sommes aveugles dans une ambiance lumineuse normale, idem pour le goût si l’on mange des plats très épicés, tous les autres plats peu assaisonnés paraîtront très fades. Bref, à saturer nos sens, on finit par les désensibiliser. Il en va exactement de même pour les émotions. A vivre des émotions trop fortes on finit par ne plus être sensible à quoi que ce soit de moins intense.

d) Perte de chance
Le fait de devenir insensible aux sentiments “normaux” a de fortes chance de nous faire passer à côté de vraies belles histoires profondes et durables même si elles paraîtront forcément plus fades comparées aux histoires vécues passionnément. Donc, non seulement la passion fait capoter la relation présente mais par contre-coup risque de nous empêcher de vivre autre chose par la suite.



III - PASSION ET PSYCHISME


Il y a quelques années je suis tombé sur un livre de Pierre Janet, célèbre psychologue et philosophe du XIXème siècle dont un des textes traite des mécanismes de la passion. Au delà du fait que j'apprécie l'oeuvre de cet auteur dans son ensemble, j'ai trouvé ce texte édifiant dans le sens où il analyse bien les mécanismes de mise en place de la passion, ainsi que son développement.

1 - Mécanisme psychologique de la passion

Je me permet de vous le livrer tel quel plutôt que de le paraphraser.

La plus curieuse manifestation de l'automatisme psychologique chez l'homme normal est la passion qui ressemble, beaucoup plus qu'on ne se le figure généralement, à la suggestion et à l'impulsion et qui, pendant un moment, rabaisse notre orgueil en nous mettant au niveau des fous. La passion proprement dite, celle qui entraîne l’homme malgré lui, ressemble tout à fait à une folie, aussi bien dans son origine, dans son développement et dans son mécanisme. Tout le monde sait que la passion ne dépend pas de la volonté et ne commence pas quand nous voulons ; pour prendre un exemple, il ne suffit pas de le vouloir pour devenir amoureux. Bien au contraire, l’effort volontaire que l'on essayerait de faire, la réflexion et l'analyse à laquelle on se livrerait, loin d'amener l'amour proprement dit, irrésistible est aveugle, nous en écarterait infailliblement et ne ferait naître que des sentiments tout contraires. De même, c’est en vain qu’on s'exciterait soi-même à l’ambition ou à la jalousie ; on aurait beau déclarer ces passions utiles ou nécessaires, on ne pourrait pas les éprouver.

Un autre caractère me paraît moins connu et moins analysé par les psychologues, c'est que la passion ne peut commencer en nous qu’à certains moments, lorsque nous sommes dans une situation particulière. On dit ordinairement que l'amour est une passion à laquelle l'homme est toujours exposé et qui peut le surprendre à un moment quelconque de sa vie, depuis quinze ans jusqu'à soixante-quinze. Cela ne me paraît pas exact et l’homme n'est pas toute sa vie, à tout moment, susceptible de devenir amoureux
(ndlr : au sens "passionné"). Parce qu'un homme est bien portant au physique et au moral, qu’il a la possession facile et complète de toutes ses idées, il peut s'exposer aux circonstances les plus capables de faire naître en lui une passion, mais il ne l’éprouvera pas. Les désirs seront raisonnés et volontaires, n'entraînant l'homme que jusqu'où il veut bien aller et disparaissant dès qu’il veut en être débarrassé. Au contraire, qu'un homme soit malade au physique ou au moral, que, par suite de fatigue physique ou de travaux intellectuels excessifs, ou bien après de violentes secousses et des chagrins prolongés, il soit épuisé, triste, distrait, timide, incapable de réunir ses idées, déprimé en un mot, il va tomber amoureux ou prendre le germe d'une passion quelconque à la première et la plus futile occasion. Les romanciers quand ils sont psychologues, l'ont bien compris : ce n'est pas dans un instant de gaieté, de hardiesse et de santé morale que commence l'amour (ndlr : "passion"), mais dans un instant de tristesse, de langueur et de faiblesse. Il suffit alors de la moindre chose ; la vue d'un visage quelconque, un geste, un mot qui nous aurait l'instant précédent laissé tout à fait indifférent, nous frappe et devient le point de départ d'une longue maladie amoureuse.
Bien mieux, un objet, qui n'avait fait en nous aucune impression, dans un instant où notre esprit mieux portant n'était pas inoculable, a laissé un souvenir insignifiant qui réapparaît dans un moment de réceptivité morbide. Cela suffit, le germe est maintenant semé dans un terrain favorable, il va se développer et grandir.

Il y a d'abord, comme dans toute maladie virulente, une période d'incubation ; l’idée nouvelle passe et repasse dans les rêveries vagues de la conscience affaiblie, puis semble, pendant quelques jours, disparaître et laisser l'esprit se rétablir de son trouble passager. Mais elle a accompli un travail souterrain, elle est devenue assez puissante pour ébranler le corps et provoquer des mouvements dont l'origine n'est pas dans la conscience personnelle. Quelle est la surprise d'un homme d'esprit quand il se retrouve piteusement sous les fenêtres de sa belle où ses pas errants l’ont transportés sans qu’il s’en doute, quand au milieu de son travail il entend sa bouche murmurer sans cesse un nom toujours le même ! Ajoutons que toute idée amène des modifications expressives dans tout le corps qui ne sont pas toujours appréciables pour des étrangers, mais que les sens tactiles et musculaires transmettent à la conscience ; quel doit être alors l'énervement d'un esprit, qui sent à tout moment son organisme révolté commencer des actes qui ne lui ont pas été commandés ! Telle est la passion réelle, non pas idéalisée par des descriptions fantaisistes, mais ramenée à ses caractères psychologiques essentiels.

(Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, 1889, PUF, page 465-468 de la 3ème édition, 1899)


Ce que Janet décrit ici est précisément un facteur essentiel de la passion, la modification de l’état de la conscience, pour ne pas dire son affaiblissement. Il est évident qu’une personne sous l’emprise de la passion n’est pas dans un état dit “normal” mais on peut le rapprocher par bien des aspects, d’un état clairement pathologique de la conscience (et là on retrouve passion et pathos accolés, ça n’est pas un hasard)

2 - Absence de conscience = absence de volonté

Cet état modifié affaibli de la conscience se retrouve non seulement dans certaines affections psychologiques, mais il est au coeur d’un domaine bien connu du grand public, celui de la suggestion, plus communément appelé l’hypnose.

Je me suis pris de passion (c’est le cas de le dire) pour ce domaine alors que j’étais adolescent et c’est mon intérêt pour l’étude de l’hypnose qui m’a conduit à me diriger par la suite vers un cursus universitaire en Sciences Humaines. J’ai beaucoup lu sur le sujet, me suis livré à de nombreuses expériences et ai enseigné l’hypnose pendant plusieurs années pour me faire de l’argent de poche.

Tout cela pour dire que je suis bien placé pour en parler et que justement, la base de la technique d’induction hypnotique (faire entrer le sujet en transe) est de parvenir par le truchement de la relaxation et de la fascination (concentration sur un objet ou un point lumineux) à “tromper” sa conscience, à la distraire, pour “injecter” des suggestions (comme celle de ne plus être capable d’ouvrir les yeux ou de soulever un bras par exemple) directement dans son subconscient, là où justement la barrière de la volonté n’existe plus.

Pour bien vous faire comprendre de quoi je parle, on peut rapprocher cela du travail des magiciens. Ils attirent votre attention ailleurs afin de réaliser devant vos yeux un tour de passe passe. Si l'attention n'avait pas été habillement détournée, nous aurions vu le prestidigitateur dissimuler la carte dans sa poche, nos yeux l'ont vus et pourtant, notre attention étant ailleurs, notre cerveau lui, n'a pas traité l'information, vous n'avez pas été conscient de ce qu'il se passait. C'est exactement la même chose avec l'hypnose.

La conscience, c’est d’abord la volonté. Si vous êtes capable d’abolir la conscience, vous êtes capable d’agir sur l’autre sans qu’il puisse exercer son libre arbitre. C’est ce qu’on appelle aussi de la manipulation mentale, de la persuasion. Au contraire de la conviction, la persuasion ôte toute volonté à celui sur laquelle on l’exerce. Convaincre c’est donner à l’autre des arguments sur lesquels il va poser sa réflexion et faire un choix en toute conscience. Persuader c’est amener l’autre à vous suivre sans qu’il soit forcément d’accord avec vous.

Pour en revenir au sujet qui nous occupe, nous constatons un mécanisme équivalent. Dans la passion, la conscience est abolie, nous sommes littéralement hypnotisé par l’autre. Ça n’est plus avec notre raison que nous pensons car nous ne pensons plus, nous subissons. Notre libre-arbitre ne s'exerce plus, la passion nous rend esclave de nos émotions et nous empêche de réfléchir, d'être lucide. Et pour y parvenir, comme l’explique brillamment Janet, il faut le plus souvent que nous soyons déjà dans un état d’affaiblissement physique et/ou moral. Intéressant de noter ici à quel point l'analyse rejoint l'étymologie. L'absence de volonté c'est aussi la passivité de la conscience.

La passion est le lot de personnes qui n’ont pas un psychisme solide, soit momentanément, soit de façon permanente. Cela explique entre autre pourquoi la plupart des gens connaissent des épisodes de passion amoureuse dans leur prime jeunesse, tout simplement parce que le psychisme est encore en construction, donc fragile. Terrain idéal.



IV - PASSION ET SENTIMENTS


C’est maintenant que nous comprenons tout l’intérêt de ces questions :
Que peut apporter la passion à l’amour ?
Quel est le véritable lien qui unit (ou pas) ces deux états qu’on confond ou que l'on associe si souvent ?

Je ne reviendrai pas sur la définition de l’amour, j’ai déjà abordé ce thème maintes et maintes fois au cours de précédents billets, mais je vous renvoie tout de même à mon billet sur la construction de l’amour (L'amour existe-t-il d'emblée ou se construit-il ?) où j’abordais déjà en germe le thème de la passion.

L’amour est exactement tout l’inverse de la passion.
Quand nous sommes dans la passion nous sommes dans le besoin, qui, non satisfait, se transforme en frustration et en souffrance, quand nous sommes dans l’amour nous sommes au contraire dans le désir et dans l’envie. Certes, l'amour n'est pas non plus totalement exempt de frustration mais l'intensité de cette dernière est loin d'être la même que dans la passion amoureuse.

La passion nous transforme en victime passive, alors que l’amour c’est tout au contraire l’action et la décision.

La passion c’est le déséquilibre et l’excès, l’amour à l’inverse est un équilibre qu’on trouve à deux dans la plénitude et le partage.

L’amour c’est avant tout la construction avec l’autre grâce à la connaissance qu’on a de lui avec tout ce qu’il est, ses qualités mais aussi ses défauts. C’est le choix conscient d’aimer tant les forces mais aussi les failles de l’autre dans tout ce qu’il a d’imperfections. Pour cela, il faut la conscience, la volonté, l’exercice du choix l’implique. La passion est tout à l’opposé. Nous ne sommes pas “objectifs” sur l’autre, sur nous, sur la relation elle-même, nous sommes aveuglés, hypnotisés, fascinés, nous ne voyons pas la réalité et nous nous berçons d’une douce illusion, intense il est vrai mais totalement factice, extrêmement fragile, d’autant plus fragile que nous le sommes particulièrement nous-même lorsque nous la vivons (cette passion).

L’amour c’est la liberté d’être ou de ne plus être avec l’autre. La passion c’est surtout l’esclavage de nos propres émotions (je ne veux même pas parler de sentiments).

Dans ces conditions, comment envisager de construire une relation stable, solide, durable ? C’est pratiquement impossible et lorsque la passion parvient à muer en amour, cela relève du miracle et non de la volonté. Mais c’est très très rare.



V - CONCLUSION



La passion n’est pas l’amour.

C’est un état qu’on associe à tort à l’amour parce qu’il implique deux personnes qui vivent ensemble une aventure affective intense mais rien de plus. Je sais d’avance que nombreux seront ceux et celles qui ne seront pas d’accord avec moi et je les respecte, simplement cela n’est pas en niant une évidence qu’on avance sur ce terrain là.

Si depuis les romains et les grecs qui ont inventés ce mot il y a des milliers d’années on y retrouve dans son étymologie même les notions de souffrance, de passivité, de désordre physique ou mental, si la psychologie moderne lui reconnaît un caractère hystérique, obsessionnel, addictif ça n’est pas un hasard mais bien une réalité.

Si la quête que nous menons est celle de l’amour alors, non seulement il n’y a aucun regret à abandonner l’idée de la passion amoureuse, mais plus encore, il faut la fuir. Et s’il est vrai qu’il est très difficile de s’en défaire lorsqu’elle est ancrée en nous depuis un moment, en revanche, il est très aisé de la rejeter lorsqu’elle nous approche tout comme il est facile de combattre un rhume naissant et beaucoup plus difficile de se débarrasser de la sinusite ou de la bronchite issue d’une rhinite dont on ne s’est pas préoccupée assez tôt.

Sachez reconnaître les signes de la passion et "calmez le jeu" rapidement si vous voulez réellement avoir une chance de vivre une belle histoire. Elle sera certes un peu moins intense mais l’intensité n’est pas la panacée. Une relation amoureuse n’est pas un sprint mais une course de fond. Le véritable visage de la passion amoureuse n’est pas du tout l’amour, ce serait même l'inverse, qu’on se le dise !